(Français) «L’Étreinte du Serpent»: Colonialisme et Destruction

ORIGINAL LANGUAGES, 18 Sep 2017

Alex Anfruns | Investig’Action – TRANSCEND Media Service

Dans cette œuvre cinématographique qui a récolté une reconnaissance internationale unanime, le cinéaste colombien Ciro Guerra expose de manière saisissante ce que le phénomène de colonisation et le processus de domination ont toujours voulu réduire au silence. Il explique la rencontre entre les indigènes et les explorateurs européens, inversant les points de vue de ce qu’on appelle la « Découverte du Nouveau monde« , maintenant vue du côté des indigènes.

16 Sep 2017 – Présentée en 2015, l’œuvre se base sur les documents photographiques et les journaux relatant l’expédition dans la forêt colombienne de deux scientifiques, l’allemand Theodor Koch-Grünberg en 1909 et l’américain (USA) Richard Evans Schultes en 1940. Il reprend des éléments historiques et des témoignages de grande valeur documentaire et ethnographique, surtout dans la première époque évoquée, marquée par le boum de l’exploitation du caoutchouc.

Deux époques différentes alternent dans l’œuvre, dans lesquelles, pendant son age adulte et sa vieillesse, le protagoniste principal, Karamakate, décide d’accompagner deux scientifiques – l’un européen, l’autre américain – qui cherchent la plante sacrée de son peuple. D’après Ciro Guerra, l’option de présenter deux personnages distincts se justifie parce que dans la vision du monde indigène la complémentarité des êtres vivants au travers des générations revêt un sens spécial1.

Colonialisme et destruction

Personnage solitaire, depuis son enfance il a toujours vécu dans la profondeur de la forêt, depuis qu’il a réussi à fuir le massacre de son peuple – les cohiuanos. Depuis ce moment, il est un guerrier-chamane qui cherche le sens de sa vie à partir d’un rêve : transmettre son savoir ancestral (« la chanson ») a son peuple. Cet objectif parait coïncider en partie avec celui du vieil explorateur Theodor, qui cherche la plante Yakruna (en réalité, la plante sacrée du peuple de Karamakate).

L’arrivée de Karamakate et de Theodor dans le village des cohiuanos est dépourvue de tout lyrisme ou sentimentalisme. Karamakate est vétu de forme traditionnelle, avec une ceinture de plume sur la tête. Ce signe vestimental symbolise le guerrier qui retourne au foyer après la longue solitude de sa mission. Quand le canot arrive à destination et que nous écoutons la voix de Theodor: « les cohiuanos vivent ici », la description de la séquence se passe par association de quelques images qui suivent une logique rigoureuse. D’abord, les images montrent un lieu marqué par la déforestation. Au moment où Karamakate pose pied sur la rive, il redécouvre le lieu de son enfance. A proximité, il découvre les ruines pratiquement intactes des marches qui appartiennent à l’architecture d’une civilisation autochtone, la sienne. Ces marches symbolisent ainsi l’importance de la civilisation qui existait avant l’arrivée des européens. Cette signification est centrale pour le film, puisqu’il a opté de privilégier le point de vue indigène.

Source : l’Etreinte du serpent

Rappelons-nous de ce que, au moyen d’une classification dite « scientifique » et marquée par des préjugés racistes, les européens avaient établi que ces cultures se situaient plus bas que la civilisation européenne. Ils avaient ainsi créé une opposition artificielle entre barbarie et civilisation, choisissant la destruction de la diversité culturelle au moyen de « l’évangélisation des barbares« . Ainsi, les européens désignaient les cultures des indigènes amazoniens par le terme péjoratif de « chunchos »2 et considéraient qu’elles n’avaient pas atteint un niveau de civilisation similaire à celui des « hautes cultures indigènes », asiatiques ou américaines. De cette façon, il était impossible de revenir à la possibilité de dialogue interculturel entre interlocuteurs placés sur un pied d’égalité.

Les images suivantes de la séquence présentent au moins trois problématiques : le problème de l’alcool par une image d’un indigène sur le sol avec une bouteille et son rapport avec la mort; celui de la guerre y compris la notion de frontière militaire et de l’identité nationale, en présentant un fort militaire avec des soldats retranchés à l’intérieur qui crient une seule question avec insistance : « Colombien ?« ; et en dernier, celui de la perte définitive de la culture de ses ancêtres et de son savoir, par les railleries des indigènes de sa propre ethnie : « le Sirgu est arrivé » et « fêtons la fin du monde avec la Yakruna« .

En découvrant comment les cohiuanos utilisent à des fins non sacrées la plante de ses ancêtres, et étant le témoin de la perte d’identité des cohiuanos et leur complicité envers les colons, Karamakate saisit le cou de l’un deux et lui demande « pourquoi as-tu fait ça ? ». Mais son attitude n’est pas marquée par la vengeance. Il ne personnalise pas le problème dans les cohiuanos survivants, ni ne les considère complètement coupables. L’origine de leurs malheurs est le colonialisme, c’est pourquoi il ne les condamne pas complètement.

Découvrant que son peuple est en décadence, le songe de Karamate se confronte à la dure réalité : les européens ont détruit son peuple et vont continuer à détruite les autres peuples indigènes. Pour cela, il prend la décision de détruire aussi la plante Yakruna, en disant à Theodor : « c’est le Savoir le plus grand de mon peuple … mais tu ne vas pas l’emporter avec toi« . Cette idée révèle une vision du monde de type biocentrique, dans laquelle il y a unité entre la nature et l’indigène; ce à quoi s’oppose la vision anthropocentrique du monde des blancs.

Cette scène présente la première résolution du conflit qui oppose le jeune Karamakate avec l’européen, qui peut se résumer comme le problème de la science qui sert à des fins de mort et de destruction. Karamakate considère, vraiment, que la découverte de la plante Yakruna par les blancs peut signifier le même drame que l’exploitation du caoutchouc. Cette problématique est donc centrale dans le thème de l’œuvre. La première solution que le jeune Karamakate trouve est l’élimination du risque par la destruction de l’arbre, en y mettant le feu. Mais cette décision implique également la perte de son identité … L’arrivée des soldats colombiens marque la fin de la séquence, par le vacarme des coups de feu, l’image de la fuite du village, et l’idée d’un nouvel exode dans la guerre.

L’autre est soi-même

La rencontre du vieil européen réveille en Karamakate son identité de guerrier-chamane. En cela, son rêve a un caractère sacré, qui lui offre de nouveau la possibilité d’accomplir le rite. Après la confirmation de la destruction de son peuple, comment réaliser sa mission, c’est à dire transmettre le savoir ancestral ? Karamakate expose sa croyance dans le personnage du chullachaqui, qui correspond d’une part à l’image errante et vide d’un soi-même qui existe en un autre lieu, et d’autre part à la possibilité et au risque pour quiconque de se transformer en cette ombre d’un autre soi-même.

Source : L’Etreinte du serpent

Ainsi, quelques dizaines d’années plus tard, le vieux Karamakate accompagne de nouveau un explorateur américain, qui suit les pas du vieux professeur Theodor grâce à son journal. Lorsqu’ils escaladent ensemble la montagne de « l’Atelier des Dieux« , ils découvrent à cet endroit la toute dernière fleur existante de la plante Yakruna. Le vieux Karamakate développe une pleine indentification entre la destinée de la plante et celle de l’ultime représentant de son peuple (qui est le dépositaire de son savoir).

Dès le départ, la relation entre Karamakate avec les étrangers est marquée par la révélation progressive, voire la confirmation de leurs intérêts opposés et irréconciliables. Un vrai dialogue ne peut surgir d’un contexte marqué par l’oppression. Or, Karamakate sait que les intentions de l’homme blanc ne sont pas purement scientifiques, mais que des raisons économiques le motivent : il prétend remplacer l’exploitation du caoutchouc par celle d’une autre plante. Vu ses caractéristiques, cette plante pourrait être la Yakruna.

La destinée de son peuple est déjà scellée, comme aussi celle des différentes ethnies soumises à l’esclavage par les colons dans les plantations de caoutchouc. Lorsque la destruction complète plane sur les siens, son rêve de se transformer en chamane semble avoir été frustré. Et pourtant, tout bien pesé, Karamate donne une seconde possibilité à l’homme blanc, en qui il reconnaît l’humanité.

Le contexte historique dans lequel l’œuvre s’inscrit est significatif. A partir des années 1950, les USA renforcèrent leur présence en Amazonie, et essayèrent d’influencer, à travers de leurs ONG, l’agenda politique national des divers pays de la région au moyen de programmes d’aide et de coopération dans le cadre de la guerre froide. A la lumière de l’histoire contemporaine récente, nous pouvons nous demander quel rôle ont toujours les scientifiques dans la région amazonienne, et comment ont évolués ces relations dans les pays qui actuellement reconnaissent le développement de la culture et de l’identité des peuples indigènes dans la quête de leur émancipation collective.

NOTES:

1 Interview de Ciro Guerra, dans Revista Diners, en ligne: https://youtu.be/8EFHF5Wfgdw?list=PL1_MbQ7UHaqgVTaWklJc6mntfR0TZr3-W

2 NdT : « Le terme chuncho provient de l’expression quechua chu’unchu qui signifie ‘plumage’. Le mot chuncho ou chuncha s’emploie pour qualifier les personnes originaires de la forêt qui se sont à peine intégrées à la civilisation » (Dictionnaire de la Real Academia de España, 2001).

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Traduit de l’espagnol par  Jean-Pierre Geuten

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