(Français) La Chine Va Faire Trembler le Monde : Des Paysans a l’Intelligence Artificielle

ORIGINAL LANGUAGES, 14 Oct 2019

Marc Vandepitte et Ng Sauw Tjhoi | Investig’Action – TRANSCEND Media Service

8 Oct 2019 – Pour la première fois dans l’histoire récente, un pays pauvre et sous-développé s’est hissé en un rien de temps au rang de superpuissance économique dotée d’un grand impact sur les événements mondiaux. Comment cela fut-il possible, et qu’est-ce que cela signifie pour le reste du monde ? Retour sur 70 années de bouleversements chinois.

Retour sur la carte du monde

Pendant des siècles la Chine fut un pôle d’attraction culturel et, de même que l’Inde, un acteur influent sur la scène mondiale. Après un siècle désastreux – colonisation, humiliation et guerres civiles, en 1949 Mao Zedong replace son pays sur la carte du monde et les Chinois retrouvent leur dignité.

C’est le début d’un “marathon du développement a un rythme soutenu” qui rebattra les cartes des relations internationales. Et comme l’aurait prédit déjà Napoleon Bonaparte :”La Chine est un géant endormi. Quand il s’éveillera, le monde tremblera”

Une croissance économique miraculeuse

Au début de la révolution chinoise, en 1949, la Chine est l’un des pays les plus pauvres et les plus arriérés au monde. La très grande majorité des Chinois travaillent dans l’agriculture (souvent primitive). Le PNB par habitant atteint la moitié de l’Afrique noire et un sixième de l’Amérique latine. Pour que le contexte mondial très hostile puisse offrir une chance aux idéaux révolutionnaires d’égalité, il est indispensable de réaliser une croissance économique et technologique rapide. C’est ce que les 70 années suivantes ont produit par essais et erreurs successifs.

Après une période extrêmement fermée et turbulente sous Mao Zedong – avec des campagnes de masse controversées comme « le Grand Bond en Avant » et la « Révolution Culturelle » – Deng Xiaoping reprend le flambeau en 1978.

Il lance quasi immédiatement mais en toute prudence des réformes économiques, nouant des relations avec un grand nombre de pays, parmi lesquels, paradoxalement, les Etats-Unis.

Comparée à celle de l’Europe occidentale, l’industrialisation de la Chine progresse quatre fois plus vite, et ce avec une population cinq fois plus importante (1). Il y a 70 ans, l’économie chinoise était insignifiante au niveau mondial. En 2014 les Chinois dépassent les Américains en tant que plus grande économie (en volume) et la Chine devient aussi la plus grande puissance exportatrice. Aujourd’hui il y a 35 villes chinoises dont le PNB équivaut à des pays comme la Norvège, la Suisse ou l’Angola. Entre-temps le PNB chinois est devenu supérieur au BNP total de 154 pays. En 2011-2012 la Chine a produit plus de ciment que les USA pendant tout le vingtième siècle. Le pays construit chaque année dix nouveaux aéroports et il possède le réseau le plus vaste d’autoroutes et de lignes de trains à grande vitesse. Aujourd’hui, en six heures de temps, le pays exporte autant qu’il exportait en 1978 sur une base annuelle.

Bond en avant technologique

La Chine n’étonne pas seulement sur le plan de l’évolution quantitative. Qualitativement aussi, l’économie chinoise a fait d’énormes bonds en avant, l’exemple par excellence étant le développement technologique. Au cours de la dernière décennie, des millions d’ingénieurs et de techniciens sont sortis diplômés des universités chinoises. Il n’y a pas si longtemps, on qualifiait encore la Chine d’imitateur de technologie – aujourd’hui le pays fait autorité en matière d’innovation. La Chine a actuellement le superordinateur le plus rapide et il construit le centre de recherche le plus avancé au monde afin de développer des ordinateurs quantiques encore plus rapides. Ces dernières années le pays a enregistré des résultats impressionnants dans le domaine des missiles supersoniques, des essais en thérapie génique, des satellites quantiques et – plus important peut-être – de l’intelligence artificielle. Le projet Made in China 2025 vise à renforcer cette innovation technologique dans des secteurs socio-économiques vitaux.

La Chine doit-elle une part de son progrès technologique au vol de propriétés industrielles ? Sans nul doute, tout comme c’est également le cas de pays tels que le Brésil, l’Inde et le Mexique. Les Etats-Unis eux aussi n’ont pu hisser leur croissance économique au niveau de grande puissance que grâce au vol à grande échelle de technologies de Grande-Bretagne et d’Europe. Ou comme le dit sobrement The Economist : « Le transfert de savoir-faire des pays riches vers des pays plus pauvres, de manière honnête ou malhonnête, constitue bien une composante intégrale du développement économique ».

La recette

« Le régime de sprint de la modernisation chinoise » comporte quelques ingrédients remarquables :

  1. Les secteurs clé de l’économie sont aux mains des autorités, qui contrôlent en outre indirectement la majeure partie des autres secteurs, notamment via la présence aux manettes du parti communiste au sein de la plupart des grandes et moyennes entreprises.
  2. Le secteur financier est strictement contrôlé par les pouvoirs publics.
  3. L’économie est planifiée, pas dans tous les détails mais dans les grandes lignes, tant à court qu’à plus long terme.
  4. L’initiative privée conserve un large espace au sein d’un marché balisé qui se développe avec dynamisme dans différents domaines économiques; le mécanisme du marché est toléré pour autant que les objectifs économiques et sociétaux (de la planification commune) soient respectés.
  5. En comparaison avec d’autres pays en développement il y a une grande ouverture aux investissements et au commerce étrangers, qui doivent être conformes aux objectifs économiques globaux.
  6. Le gros des efforts porte sur l’élaboration de l’infrastructure et sur la « Recherche et Développement ».
  7. Les salaires suivent dans une large mesure l’augmentation de la productivité, ce qui a permis un grand marché interne dynamique.
  8. On investit beaucoup dans l’enseignement, les soins de santé et la sécurité sociale.
  9. Depuis une décennie le pays connaît la paix sociale, qui règne aussi largement sur les lieux de travail.
  10. Le partage des terres agricoles entre paysans au début de la révolution et le système d’état civil (hùkǒu) ont relativement permis d’éviter l’exode rural chaotique caractéristique de la plupart des pays du tiers-monde, ainsi que le travail de masse improductif et informel qui s’ensuit.
  11. Contrairement à l’Union Soviétique, la Chine ne s’est pas lancée dans une course aux armements ruineuse avec les USA.

Une telle approche contraste fortement avec la recette des pays capitalistes où le capital financier et les multinationales règnent en maîtres, où les gains à court terme sont l’objectif premier et où les autorités sont obsédées par l’élimination des déficits budgétaires au moyen de restrictions. L’approche chinoise se caractérise par la manière spectaculaire dont elle a affronté la crise financière de 2008. Le gouvernement chinois a lancé un programme de stimulation de 12,5 % du PNB, probablement le plus grand programme jamais implémenté en temps de paix. L’économie chinoise a à peine bronché, tandis que celle de l’Europe vacillait pendant dix ans.

Un nouveau modèle de croissance

Devant les changements rapides sur le marché du travail intérieur, les salaires et les marchés étrangers, les autorités chinoises ont développé un autre modèle de croissance. A son entrée en charge en 2012, le Président Xi Jinping déclare que « la croissance pour la croissance » ne peut plus constituer l’objectif. L’ancien modèle se basait sur l’exportation et sur des investissements dans l’industrie lourde, la construction et l’industrie manufacturière. Le nouveau modèle a pour moteur la consommation de masse (marché intérieur), le relèvement du secteur des services et une plus grande valeur ajoutée grâce à l’amélioration du niveau technologique. Ce renversement est un bon exemple de la flexibilité que manie la direction chinoise dans sa politique économique. Voilà le 12ème pilier de la politique chinoise, par lequel elle se distingue de l’Union Soviétique dans sa dernière période.

La croissance florissante peut-elle encore se poursuivre un moment ? Certes, l’économie est confrontée à une importante charge de la dette, à des banques parallèles, à des surinvestissements dans l’infrastructure, à une bulle immobilière, à une population vieillissante et à une guerre commerciale avec les Etats-Unis… Néanmoins la plupart des observateurs considèrent toujours la Chine comme une économie dynamique et selon l’analyse il reste bien assez d’espace pour redresser erreurs et contretemps tout en poursuivant une croissance au rythme soutenu.

La plus grande réduction de pauvreté dans l’Histoire mondiale

En 1949 au début de la révolution chinoise, l’espérance de vie est de 35 ans. Trente ans plus tard elle a déjà quasi doublé : 68 ans (2). Aujourd’hui la moyenne des Chinois atteint 76 ans. En matière de mortalité infantile également, la Chine  se porte bien. Si l’Inde offrait à ses habitants les mêmes soins médicaux et encadrement social que la Chine, on aurait chaque année quelque 830.000 enfants indiens qui pourraient survivre (3).

Entre 1978 et 2018 le pays extrait un nombre record de gens de la misère extrême : 770 millions de personnes. Soit l’équivalent de la population totale d’Afrique noire. Au rythme actuel la pauvreté extrême sera éradiquée en 2020. Selon Robert Zoellick, ancien président de la Banque Mondiale, il s’agit “certainement du plus grand bond de l’Histoire pour vaincre la pauvreté. Les seuls efforts de la Chine ont permis que les objectifs du millénaire pour le développement dans le domaine de la lutte contre la pauvreté seront atteints. Nous-mêmes et le monde pouvons en tirer beaucoup d’enseignements”.

Alors que dans bien des pays les salaires stagnent ou régressent, en Chine ils ont été triplés ces dix dernières années.

Il y a quinze ans, les multinationales occidentales s’installaient massivement en Chine à cause des bas salaires. Le mouvement inverse est à présent amorcé. Les salaires moyens dans l’industrie chinoise ne sont inférieurs que de 20 % à ceux du Portugal. Dès 2013, des pays comme la Bulgarie, la Macédoine, la Roumanie, la Moldavie et l’Ukraine avaient des salaires minimum plus bas qu’en Chine.

Les ombres au tableau social

Cette histoire à succès a aussi ses côtés d’ombre. L’augmentation plus rapide de la productivité dans l’industrie et le secteur des services, comparée aux développements dans l’agriculture, provoque un fossé entre villes et campagnes, entre régions plus pauvres et riches régions de la côte est. Le strict système hùkǒu (enregistrement de la résidence individuelle déterminant le statut social) entraîne une gigantesque classe (des centaines de millions) de « migrants intérieurs » qui est souvent discriminée et possède moins de droits sociaux. La politique de l’enfant unique (depuis 1978) – indépendamment de son caractère contraignant – a provoqué de nombreux avortements sélectifs et un excédent proportionnel d’hommes de plus de trente millions, avec toutes les conséquences sociales.

Démocratie: input et output

La politique occidentale se croit fréquemment supérieure et se considère comme l’unique et sacro-saint modèle. Ce qui témoigne d’un manque de compréhension historique, si on considère que presque tous les régimes fascistes du passé se sont développés dans le sein du modèle occidental de système parlementaire. Tout observateur impartial constatera également que la démocratie occidentale sert essentiellement les intérêts de la mince tranche des 1 %; qu’elle manque aussi de vision systémique à long terme et qu’il n’y a pas non plus de politique déterminée quand il s’agit des problèmes sociaux ou écologiques. En outre ces derniers temps elle produit de plus en plus de personnages grotesques, imprévisibles voire dangereux comme Trump, Johnson, Bolsonaro ou Duterte.

Lorsqu’il s’agit de démocratie, l’Occident met l’accent sur le côté input, sur la question comment et par qui la décision se prend. Quelles sont les procédures pour le choix d’une direction politique, la volonté des citoyens est-elle bien représentée par les élus ? Ici ce sont les élections qui comptent le plus.

En Chine, l’accent porte sur le côté output, c’est-à-dire sur les conséquences de la décision : la décision prise a-t-elle été couronnée de succès, et qui en bénéficie ? C’est le résultat qui prime, la gestion bonne et équitable est ici le critère principal (4). A cet égard les Chinois attachent plus d’importance à la qualité de leurs politiciens qu’aux procédures de choix de leurs dirigeants.

Caractéristiques chinoises de la décision politique 

Selon Daniel Bell, expert du modèle chinois, le système politique chinois est une combinaison de méritocratie au sommet, de démocratie à la base et d’espace pour les expérimentations dans les niveaux intermédiaires. Les dirigeants politiques sont choisis sur base de leurs mérites, et avant de parvenir au sommet ils réalisent un très lourd parcours de formation, de pratique et d’évaluation. Au niveau communal et avant les congrès provinciaux du parti il y a des élections directes. Les innovations politiques, sociales ou économiques sont d’abord testées sur une plus petite échelle (quelques villes ou provinces), et introduites à grande échelle après évaluation et correction en profondeur (5). Selon Daniel Bell, cette combinaison est « la meilleure formule pour diriger un pays d’aussi grandes dimensions ».

En outre les autorités centrales réalisent très régulièrement des sondages d’opinion qui évaluent les prestations des autorités dans le domaine de la sécurité sociale, de la santé publique, des opportunités d’emploi et de l’environnement – la popularité des dirigeants locaux fait aussi l’objet de sondages. Sur cette base la gouvernance est adaptée ou corrigée le cas échéant.

Déjà rien que sur le plan social et économique le système chinois de prise de décision a démontré sa pertinence. Francis Fukuyama, qui peut difficilement être suspecté de sympathies gauchistes ou chinoises, dit à ce propos : « La principale force du système politique chinois est la possibilité de prendre rapidement des décisions lourdes et complexes, et de les prendre relativement bien, du moins dans l’économie. La Chine s’adapte rapidement, prend des décisions difficiles et les exécute efficacement ».

Ainsi par exemple, en deux années seulement, la Chine a étendu le système de pensions à 240 millions de campagnards, soit beaucoup plus que le total des personnes dépendant du système des retraites US.

Le gouvernement chinois peut assurément compter sur le grand soutien de la population. Quelque 90 % disent que leur pays va dans la bonne direction. En Europe de l’ouest ce chiffre flotte entre 12 et 37 % (la moyenne mondiale).

Le parti communiste

La colonne vertébrale de ce modèle chinois est le parti communiste. Avec plus de 90 millions de membres, c’est de loin la plus grande organisation politique au monde. L’utilité voire la nécessité d’une telle colonne vertébrale est liée aux proportions gigantesques du pays.

La Chine a la taille d’un continent : elle a 17 fois la taille de la France et compte autant d’habitants que l’Europe de l’Ouest, l’Europe de l’Est, les pays arabes, la Russie et l’Asie centrale réunis. Adapté à la situation européenne, cela signifierait que l’Egypte ou la Kirghizie doivent être dirigées depuis Bruxelles. Vu les proportions, les très fortes différences entre les régions et les défis gigantesques qui attendent la Chine, une puissante force de cohésion est indispensable pour que le pays reste gérable et soit dirigé avec fermeté. Selon The Economist: “Les dirigeants chinois croient que le pays ne peut rester uni sans un système de parti unique qui soit aussi solide qu’un empereur – et ils peuvent bien avoir raison ».

Le parti recrute les personnes les plus compétentes. Le processus de sélection pour la promotion des cadres supérieurs est objective et rigoureuse. Kishore Mahbubani, grand expert de l’Asie, dit à ce sujet : « Loin d’être un système dictatorial arbitraire, le Parti Communiste Chinois a réussi à créer un système de règles solide et durable, ni fragile ni vulnérable. Plus impressionnant encore, ce système de régulation a sans doute engendré la meilleure série de dirigeants jamais produits en Chine ». Presque trois quarts de la population déclarent se ranger derrière le système du parti unique.

Relations internationales

Dans le passé, l’économie chinoise était largement autosuffisante. Le pays a pu se permettre de vivre isolé du monde extérieur – ce fut le cas à de nombreuses reprises. Même au zénith de sa puissance impériale, la Chine a diffusé sa culture en entretenant des relations diplomatiques et économiques plutôt que des conquêtes militaires (6). Ce mode de politique étrangère se maintient dans l’histoire récente. La Chine aspire à un monde multipolaire caractérisé par l’égalité entre tous les pays. Elle considère la souveraineté comme la pierre angulaire de l’ordre international et rejette toute immixtion dans les affaires intérieures d’un autre pays, quelle qu’en serait la raison. Ce qui vaut souvent à la Chine le reproche qu’elle en fait trop peu contre les violations des droits de l’homme dans d’autres pays. Quoi qu’il en soit, la Chine est le seul membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU qui n’a pas tiré le moindre coup de feu hors de ses propres frontières depuis trente ans.

Mondialisation à la chinoise

Aujourd’hui la Chine n’est plus autosuffisante, au contraire. Avec 18 % de la population mondiale, elle ne dispose que de 7% des terres agricoles fertiles et n’extrait que 5 % du pétrole mondial. Par ailleurs le pays produit beaucoup plus de biens qu’il n’en consomme. Pour toutes ces raisons la Chine est aujourd’hui très dépendante de l’économie étrangère. L’insertion de la Chine dans le commerce mondial et aussi ‘l’encerclement’ – essentiellement – militaire des USA’ (cf. infra) ont poussé le pays à prendre l’initiative d’une Nouvelle Route de la Soie dénommée « One Belt, One Road » (la Ceinture et la Route).

Il s’agit à présent de plus de 1.600 projets de travaux de construction et d’infrastructures, de projets dans le transport, les aéroports et autres ports, mais également d’initiatives d’échanges culturels. Des centaines d’investissements, de financements, de traités commerciaux et des dizaines de Zones Economiques Spéciales, pour une valeur de 900 milliards de dollars, sont répartis sur 72 pays, soit une population d’environ 3 milliards de personnes ou 65 % de la population mondiale. ‘La Ceinture et la Route’ est de loin le plus grand programme de développement depuis le plan Marshall pour la reconstruction en Europe après la Seconde Guerre mondiale.

Martin Jacques décrit la Nouvelle Route de la Soie comme une « mondialisation à la chinoise ». Cette initiative évoque fortement la stratégie commerciale des Pays-Bas il y a 400 ans. Les colonialismes britannique et français faisaient littéralement la chasse aux colonies, avec expéditions de conquête pour soumettre des communautés et s’emparer de richesses. En revanche, Amsterdam visait un « empire de commerce et de crédit ». Ce n’est pas le territoire qui importait, mais le business. Les Néerlandais construisirent une flotte gigantesque, installèrent des postes commerciaux sur les grandes routes qu’ils tentèrent de sécuriser. Tout comme les Néerlandais du XVIIème siècle, la Chine possède aujourd’hui la plus grande flotte commerciale (7). Les Zones Economiques Spéciales « sont des garnisons commerciales dans les chaînes d’approvisionnement permettant à la Chine de mettre son commerce en sûreté sans le fatras de la soumission coloniale », dixit le prestigieux laboratoire d’idées Stratfor.

Des relations Nord-Sud qui basculent

L’énorme croissance de la Chine au cœur de l’Asie a servi de catalyseur pour tout le continent. Le centre de gravité du monde glisse rapidement vers les économies les plus pauvres de l’Asie. Cela fait aussi monter en flèche la demande de matières premières, ce qui profite à pas mal de pays d’Amérique latine et d’Afrique .

L’industrialisation de l’Asie de l’Est suit le modèle du « vol d’oies sauvages». A mesure qu’un pays croît économiquement, les salaires augmentent et font glisser les tâches de production moins avancées vers des régions plus pauvres ayant des coûts salariaux plus bas. Cela s‘est produit tout d’abord au Japon, ensuite en Corée du Sud et à Taiwan et aujourd’hui ce processus bat son plein en Chine. En raison des salaires plus élevés, les entreprises chinoises déplacent aujourd’hui leur production vers des pays comme le Vietnam et le Bangladesh, mais également, de plus en plus, vers l’Afrique. Si cette tendance se poursuit, elle contribuera à la mise en place d’une base industrielle sur le continent africain.

Confrontation avec les USA

Les révolutions socialistes n’ont pas éclaté au cœur du capitalisme mais dans ses maillons les plus faibles, dans les pays les plus pauvres et sous-développés. Il fallait alors construire un système social avancé sur une base matérielle faible, ce qui entraînait pas mal de handicaps et de contradictions. 70 ans plus tard cette situation a fondamentalement changé. Le grand bond en avant réalisé par la Chine sur le plan de la technologie et la croissance spectaculaire de l’économie ont jeté des bases solides pour la construction d’une société socialiste.

Ce qui n’est évidemment pas du goût de Washington. Mais il y a plus « grave » : la Chine risque de dépasser les Etats-Unis économiquement. Ces deux phénomènes nourrissent la « nouvelle Guerre froide » entre USA et Chine ainsi que la menace d’une « guerre chaude ».

Dans le cadre des discussions budgétaires pour 2019, le Congrès a déclaré que « la concurrence stratégique à long terme avec la Chine est une priorité pour les Etats-Unis ».

Cela ne concerne pas seulement les aspects économiques mais bien une stratégie totale qui doit se mener sur plusieurs fronts. L’objectif est de conserver la dominance sur trois terrains : technologie, industries et armement.

Trump vise une réinitialisation complète des relations économiques entre les Etats-Unis et la Chine. La guerre commerciale latente saute aux yeux mais celle-ci n’est que la messagère d’une stratégie plus large impliquant aussi les investissements, tant chinois aux Etats-Unis qu’étatsuniens en Chine. En premier lieu seront visés les secteurs stratégiques afin de disloquer la montée technologique de la Chine. Le développement du réseau de technologie 5G est crucial à cet égard, et ce n’est pas un hasard si Huawei, très en avance dans le développement de la technologie 5G, est tombé dans le viseur américain.

Cette guerre économique avec la Chine, Trump tente aussi de l’étendre à d’autres pays, soit en leur faisant signer des clauses dans des traités commerciaux, soit en les mettant simplement sous pression. L’objectif est de dresser une sorte de « rideau de fer économique » autour du pays.

La stratégie militaire des Etats-Unis

La stratégie militaire contre la Chine suit deux pistes: la course aux armements et la prise en tenaille du pays (8). La course aux armements bat son plein. Les Etats-Unis dépensent annuellement 650 milliards de dollars en armement, soit plus d’un tiers du total mondial. C’est 2,6 fois plus que la Chine, et par habitant c’est même 11 fois plus. Ils dépensent aussi cinq fois plus que la Chine en recherche militaire. Le Pentagone travaille fiévreusement à une nouvelle génération d’armes ultra sophistiquées, drones et toutes sortes de robots avec lesquels l’ennemi ne sera pas de force à se mesurer. Une guerre préventive fait d’ailleurs partie des possibilités.

La deuxième piste est l’encerclement militaire. Pour son commerce extérieur, la Chine dépend à 90 % du transport maritime. Plus de 80 % du pétrole doit passer par le Détroit de Malacca (près de Singapour), où les USA ont une base militaire. Washington peut facilement fermer le robinet à pétrole sans que la Chine ne puisse actuellement se défendre. Tout autour de la Chine, les Etats-Unis ont plus de 30 bases militaires, points d’appui ou centres d’entraînement (cf. les billes sur la carte). 60 % de la flotte totale est stationnée dans la région. Si l’on examine la carte, il n’est pas exagéré de dire que la Chine est encerclée et coincée. Pas la peine de songer à ce qui se passerait si la Chine installait ne serait-ce qu’un seul point d’appui militaire, sans même parler d’une base, dans le voisinage des Etats-Unis.

C’est dans un tel contexte que la militarisation d’îlots en Mer de Chine Méridionale doit être envisagée, de même que le fait de réclamer une grande partie de ce territoire. Le contrôle des routes maritimes le long desquelles son énergie et ses biens industriels sont transportés a une importance vitale pour Pékin. C’est dans ce même contexte qu’il faut voir la Nouvelle Route de la Soie.

Championne de la pollution et du verdissement

Depuis la fin des années ‘80 la Chine est parvenue à une phase de développement qui entraîne énormément de pollution dans l’environnement. En tant « qu’atelier du monde » elle est l’un des plus gros pollueurs de la planète. Aujourd’hui le pays est aussi – avec une avance – le plus grand émetteur de CO2 , même si l’émission par personne est moitié moins importante que celle des Etats-Unis et à peu près équivalente à celle de l’Europe. Et la Chine n’est responsable que de 11 % des émissions cumulées, contre plus de 70 % pour les pays industrialisés.

Toutefois, la situation est intenable. Au rythme actuel, entre 1990 et 2050 la Chine aura produit autant de dioxyde de carbone que le monde entier entre le début de la révolution industrielle et 1970, ce qui est catastrophique pour le réchauffement du climat.

Il y a dix ans, la direction chinoise change de cap et la problématique écologique obtient une priorité haute. En 2014 on mène même une « guerre contre la pollution » selon le Premier ministre Li Keqiang. Une batterie de mesures est rédigée, parmi lesquelles une législation environnementale majeure, mais dont l’application n’est pas évidente.

Les résultats ne se font pas attendre. A court terme la Chine devient le numéro 1 dans le secteur des panneaux solaires et de l’énergie éolienne. Actuellement 33 pourcents de l’électricité proviennent d’énergies vertes – aux Etats-Unis c’est moins de 17 %. Aujourd’hui la Chine investit quasiment autant dans la technologie verte que tout le reste du monde. Dans un avenir proche, elle veut piéger des millions de tonnes de CO2 dans le sous-sol.

Le pays est pionnier sur le plan de la transmission sur longues distances de grandes quantités d’énergie (par exemple depuis des champs de panneaux solaires très éloignés), chose essentielle pour l’approvisionnement des villes en énergies vertes. Selon les données de la NASA les efforts persévérants de la Chine sur le plan de la reforestation ont fourni une contribution importante à la plantation de forêts dans le monde entier, ce qui est essentiel pour garder le contrôle sur les émissions. Mais il n’en demeure pas moins que les entreprises chinoises participent toujours activement à l’exploitation illégale du bois dans le monde.

Le saint protecteur de l’Accord de Paris sur le climat

La Chine est taxée de saint patron de l’Accord de Paris (COP 21, 2015, focus : contenir d’ici à 2100 le réchauffement climatique « bien en dessous de 2 °C maximum, avec 1,5° comme valeur-cible »). Quand Trump se retire de l’Accord en 2017, Pékin déclare vouloir tout mettre en œuvre pour atteindre les objectifs de la COP21, de concert avec les autres – notamment l’Union Européenne.

En outre la Chine joue les intermédiaires entre les pays riches industrialisés et les pays en développement, lesquels soulignent que le réchauffement climatique, historiquement, relève principalement de la responsabilité des pays industrialisés, raison pour laquelle ils estiment que les pays riches doivent mettre à la disposition des pays en développement des moyens et de la technologie pour lutter contre le changement climatique. Grâce aux efforts de la Chine la grande majorité des pays en développement se sont alignés derrière les objectifs de la COP21; des plans climatiques ont été présentés lors de la réunion générale de l’ONU.

En Chine même, beaucoup de chemin reste à faire, c’est évident, mais elle va dans la bonne direction. En témoigne cette nouvelle, tombée mi-2017 : la Chine a atteint ses objectifs climatiques deux ans avant la date convenue de 2020. Elle est également en bonne voie de pouvoir honorer les engagements de l’Accord de Paris sur le Climat : réduire de 65 % d’ici 2030 ses émissions de CO2.

Les fautes

Ces dernières 70 années beaucoup de fautes ont été commises. Dans la première période, le PCC a voulu introduire le socialisme de manière précipitée, avec le Grand Bond en Avant (1958-1961) et ses conséquences catastrophiques. La déviation gauchiste de la Révolution Culturelle (1966-1976) a laissé des traces profondes et entraîné un retour de bâton droitier. L’adhésion à des éléments du marché dès 1978 a réintroduit l’exploitation capitaliste, fût-ce de façon contrôlée. Les suites ne se sont pas fait attendre : un fossé plus profond entre riches et pauvres et la création d’une super classe de capitalistes. La marge de l’enrichissement personnel s’est élargie, ce qui a provoqué de la corruption et des abus de pouvoir graves. Malgré tout, cette politique du “laisser-l’oiseau-capitaliste-voleter-dans-la-cage” (Chen Yun) a fait grandir l’économie chinoise de façon spectaculaire et réduit notablement la pauvreté extrême. Cette dynamique contrôlée du marché peut-elle rester maîtrisée, c’est l’avenir qui devra le démontrer.

La direction chinoise a réussi à maintenir la cohésion d’un pays extrêmement étendu et hétérogène, mais non sans avoir mis au pas certaines minorités. Les Tibétains et les Ouïghours se sentent traités comme des citoyens de seconde zone, en dépit des nombreux efforts formels des autorités chinoises pour améliorer leur sort. Beaucoup de questions restent en suspens quant à l’approche musclée et discutable des tensions ethniques.

Le point positif est que les dirigeants chinois n’ont pas l’habitude de taire ou de maquiller les faiblesses et les dossiers problématiques. Ceux-ci sont toujours explicitement reconnus et nommés. Ainsi par exemple, avant et pendant le XVIIIème Congrès, les principaux problèmes du pays ont été listés un par un, puis discutés et traduits en points d’action. Une mentalité politique aussi rationnelle permet de tirer des enseignements de ses fautes et de corriger le cap quand c’est nécessaire.

Stabilité de la planète

Pour la première fois dans l’histoire récente, un pays pauvre et sous-développé s’est hissé en peu de temps au rang de superpuissance économique, avec un grand impact sur le cours du monde. La Chine, avec l’Inde dans son sillage, fait basculer les relations internationales à un rythme accéléré et transforme le monde d’une manière jamais vue auparavant.

Plus la Chine suit un chemin indépendant, plus il dévie de celui de l’Occident, plus « le système occidental » se voit présenter un miroir, et plus on critique et on attaque ce pays. Nous semblons avoir beaucoup de mal à regarder ce nouvel acteur mondial en toute impartialité. Selon Mahbubani cette «réticence des dirigeants occidentaux à reconnaître que la suprématie occidentale du monde ne peut pas se poursuivre constitue une grande menace » (9).

Et pourtant il va nous falloir apprendre à vivre en ayant conscience que nous avons cessé d’être le centre et l’étalon du monde. Plus encore. Grâce à la montée du populisme dans des pays de plus en plus nombreux, des figures imprévisibles et irresponsables comme Trump, Bolsonaro ou Johnson ont pris les rênes du pouvoir. La stabilité et l’habitabilité de cette planète va de plus en plus dépendre de personnes telles que Xi Jinping et autres dirigeants solides.

NOTES :

(1) Nous prenons comme année-zéro 1870 pour l’Europe et 1980 pour la Chine. Nous mesurons la rapidité de l’industrialisation à l’augmentation du PNB par habitant. Les chiffres sont calculés sur base de : Maddison A., Ontwikkelingsfasen van het kapitalisme, Utrecht 1982, p. 20-21 et UNDP, Human Development Report 2005, p. 233 et 267. Voir aussi : The Economist, 5 janvier 2013, p. 48.

(2) Hobsbawm E., L’Âge des extrêmes, histoire du court XXe siècle 1914-1991, Le Monde diplomatique & Éditions Complexe, 1999.

(3) Calcul basé sur : UNICEF, The State Of The World’s Children 2017 , New York, p. 154-155.

(4) Pour la distinction entre input et output dans la prise de décision politique : cf. Kruithof J., Links en Rechts. Kritische opstellen over politiek en kultuur, Berchem 1983, p. 66.

(5) Bell D., The China Model. Political Meritocracy and the Limits of Democracy, Princeton 2015, p. 179-188.

(6) Luce E., The Retreat of Western Liberalism, New York 2017, p. 166.

(7) Au XVIIème siècle, les Pays-Bas avaient proportionnellement 25 fois plus de navires que l’Angleterre, la France et l’Allemagne. Aujourd’hui la Chine a 20 fois plus de navires marchands que les Etats-Unis. Maddison A., The World Economy. A Millennial Perspective, OESO 2001, p. 78; Khanna P., Use It or Lose It: China’s Grand Strategy, Stratfor, 9 avril 2016.

(8) Pour un traitement plus détaillé, voir : Vandepitte M., Trump et la Chine : guerre chaude ou guerre froide ?

(9) Mahbubani K., De eeuw van Azië. Een onafwendbare mondiale machtsverschuiving, Amsterdam 2009, p. 18.

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Traduction du néerlandais : Anne Meert

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