(Français) Le Quartier Arménien de Jérusalem : Une Histoire Millénaire et des Défis Actuels vus par les Arméniens

ORIGINAL LANGUAGES, 19 May 2025

Diran Noubar – TRANSCEND Media Service

17 mai 2025 – Le quartier arménien, niché dans le sud-ouest de la vieille ville de Jérusalem, est un joyau de l’histoire chrétienne et de la diaspora arménienne. Occupant un sixième de la superficie de la vieille ville, il abrite environ 2 000 Arméniens, une communauté résiliente dont la présence remonte au IVe siècle. Pour les Arméniens, ce quartier est plus qu’un lieu géographique : c’est un bastion spirituel et culturel, centré autour de la cathédrale Saint-Jacques et du Patriarcat arménien. Cependant, cette communauté millénaire fait face à des menaces croissantes, notamment des projets immobiliers soutenus par des colons israéliens, qu’elle perçoit comme une atteinte à son existence même.

Une Présence Ancienne : Les Origines du Quartier Arménien

Les Premiers Pas (IVe siècle)

La présence arménienne à Jérusalem remonte à l’an 301, lorsque l’Arménie, sous le roi Tiridate III, devient le premier État chrétien au monde. Cette conversion marque le début des pèlerinages arméniens vers la Terre Sainte. Dès le IVe siècle, des moines arméniens s’installent autour du mont Sion, attirés par les lieux saints chrétiens. En 313, l’édit de Milan, promulgué par Constantin, facilite l’établissement des chrétiens, y compris les Arméniens, à Jérusalem. L’impératrice Hélène, en 326, restaure les lieux saints, renforçant l’attrait de la ville pour les pèlerins arméniens.

Au Ve siècle, le quartier arménien commence à prendre forme autour du monastère Saint-Jacques, qui deviendra le cœur spirituel de la communauté. L’invention de l’alphabet arménien en 405 par Mesrop Mashtots permet la création de manuscrits, dont plus de 4 000 sont conservés à l’église Saint-Toros, témoignant de la vitalité culturelle arménienne. Des mosaïques découvertes au XIXe siècle, comme celles du mont des Oliviers et de Musrara, confirment cette présence ancienne.

Sous les Empires Successifs (VIIe-XIIIe siècles)

La conquête perse de 614 et la conquête arabe de 638 placent les Arméniens sous des régimes musulmans. Contrairement à d’autres chrétiens, ils bénéficient d’une relative tolérance. Les califes arabes leur restituent des propriétés confisquées par les Byzantins, bien qu’ils soient soumis au statut de dhimmi, avec la taxe de jizya et des restrictions, comme l’interdiction de construire de nouveaux édifices religieux. En 638, le calife Omar reconnaît officiellement l’archevêque arménien Abraham Ier, consolidant le Patriarcat arménien, fondé au VIIe siècle.

L’arrivée des Croisés en 1099 marque une période faste. Les Arméniens, alliés aux royaumes francs, notamment en Cilicie, prospèrent. La cathédrale Saint-Jacques, agrandie au XIIe siècle, devient un chef-d’œuvre architectural, orné de céramiques et d’icônes. Le Patriarcat arménien gère alors une communauté dynamique, avec des manuscrits, des sculptures et des mosaïques témoignant d’une activité culturelle intense.

Sous les Mamelouks (1260-1516), les Arméniens maintiennent leur stabilité. Le patriarche Sarkis Ier (1281-1313) négocie avec les gouverneurs mamelouks pour préserver la paix, et en 1340, un mur est construit autour du quartier, signe de leur autonomie relative. Cette période voit aussi des tensions religieuses, notamment avec les Églises chalcédoniennes, mais les Arméniens défendent leurs possessions et leur identité.

L’Époque Moderne : Consolidation et Défis

Sous l’Empire Ottoman (1516-1917)

La conquête ottomane de 1516 place Jérusalem sous une nouvelle autorité. Les Arméniens, reconnus comme une communauté distincte, bénéficient du système des millets, qui leur accorde une autonomie religieuse et administrative. Le Patriarcat arménien devient le gestionnaire du quartier, agissant comme un « mini-État » pour ses résidents, avec écoles, bibliothèques et cliniques.

Au XIXe siècle, le Patriarcat investit dans des propriétés foncières pour assurer des revenus, notamment après la guerre de Crimée (1854-1856), qui réduit les pèlerinages. Des terrains à Jérusalem-Ouest, Silwan, Gethsémani et Bethléem sont acquis, renforçant la présence arménienne. L’imprimerie arménienne, fondée en 1833, est la première de la ville, et le musée Mardigian, créé en 1854, conserve des trésors culturels, comme le sceptre du roi Hétoum Ier.

XXe Siècle : Guerres et Déclin Démographique

Le XXe siècle apporte des bouleversements. En 1915, le génocide arménien, perpétré par l’Empire ottoman, pousse des réfugiés vers Jérusalem, où le « Jardin des Vaches » devient un refuge. Cependant, les guerres de 1948 et 1967, marquant la création d’Israël et l’occupation de Jérusalem-Est, réduisent drastiquement la population arménienne. De 10 000 en 1948, elle chute à environ 1 000-2 000 aujourd’hui, en raison de l’émigration vers l’Europe et les États-Unis.

Les Arméniens, minorité ethnique non arabe, se retrouvent dans une position délicate, pris entre Israéliens et Palestiniens. Certains obtiennent la citoyenneté israélienne, d’autres un simple droit de résidence, comme les Palestiniens. Malgré ces défis, le Patriarcat reste un centre spirituel, formant des prêtres et préservant des lieux saints, comme l’église du Saint-Sépulcre (cogérée avec d’autres Églises) et l’église de la Nativité à Bethléem.

Problèmes Actuels : Une Menace Existentielle

Depuis 2021, le quartier arménien fait face à une crise sans précédent, perçue par la communauté comme une menace à son existence. Voici les principaux défis, du point de vue arménien :

Le Scandale Immobilier du « Jardin des Vaches »

En juillet 2021, le patriarche Nourhan Manougian signe un accord controversé avec Xana Capital Ltd, une société israélo-australienne dirigée par Danny Rothman (alias Rubinstein), pour louer 11 500 m² du « Jardin des Vaches »—un quart du quartier—pour 98 ans, afin de construire un hôtel de luxe. Cet accord, négocié par le père Baret Yeretzian (défroqué depuis), est jugé illégal par la communauté, car signé sans l’approbation du synode arménien.

Pour les Arméniens, ce projet n’est pas un simple développement immobilier, mais une tentative de « judaïsation » de Jérusalem-Est, soutenue par des colons israéliens, notamment l’association sioniste Ateret Cohanim, connue pour racheter des propriétés via des sociétés écrans. La communauté craint que la perte de ce terrain, qui inclut le parking du Patriarcat, des résidences et des jardins, ne compromette l’intégrité du quartier et, par extension, la présence chrétienne à Jérusalem.

Mobilisation et Violences

La communauté arménienne s’est mobilisée sous le mouvement « Save the ArQ » pour protéger son patrimoine. En août 2021, les résidents découvrent l’accord et organisent des manifestations hebdomadaires. Le 26 octobre 2023, le Patriarcat annule officiellement l’accord, mais Xana Capital persiste, envoyant des bulldozers et des colons armés.

Le 5 novembre 2023, une attaque marque un tournant : des colons, accompagnés de chiens et de forces israéliennes, tentent de démolir un mur du « Jardin des Vaches ». Les Arméniens, menés par des jeunes comme Hagop Djernazian, résistent pacifiquement, campant jour et nuit pour protéger le terrain. Cependant, la police israélienne arrête plusieurs manifestants, dont un mineur, sans motif clair, intensifiant les tensions. Le 28 décembre 2023, une nouvelle agression par des « provocateurs masqués » blesse des membres du clergé, selon le Patriarcat.

Pour les Arméniens, ces actes sont orchestrés par des colons soutenus par le gouvernement israélien, profitant du chaos post-7 octobre 2023 (attaque du Hamas) pour avancer leurs objectifs. Ils dénoncent une complicité des autorités, notamment après que la Cour suprême israélienne a autorisé des acquisitions similaires dans le quartier chrétien.

Menaces Turques et Géopolitiques

En 2020, la communauté arménienne a signalé des pressions turques visant à nier le génocide arménien. Des diplomates turcs auraient offert des subventions de 3 000 $ aux résidents pour cesser la documentation du génocide, une proposition rejetée comme une tentative de « acheter le silence ». Des graffitis anti-arméniens et des dégradations de matériel sur le génocide ont également été signalés, attribués à des touristes turcs. Ces actions, dans le contexte du soutien d’Israël à l’Azerbaïdjan contre l’Arménie dans le Haut-Karabagh, sont perçues comme une attaque culturelle contre l’identité arménienne.

Taxes et Saisies

Depuis février 2025, des posts sur X rapportent qu’Israël envisage de taxer, saisir et vendre aux enchères des propriétés du Patriarcat arménien, une mesure vue comme une menace directe à la survie du quartier. Pour les Arméniens, ces politiques visent à éroder leur présence historique, vieille de 1 700 ans, au profit d’une homogénéisation démographique.

La Perspective Arménienne : Une Lutte pour la Survie

Pour les Arméniens, le quartier est un symbole de leur résilience face à des siècles d’épreuves : conquêtes, génocide, guerres et migrations. Ils se considèrent comme les gardiens d’un patrimoine chrétien unique, distinct des autres communautés par leur langue, leur culture et leur Église apostolique. La perte potentielle du « Jardin des Vaches » ou d’autres propriétés est vécue comme une répétition des tragédies historiques, notamment le génocide et l’exode du Haut-Karabagh.

Les Arméniens dénoncent un double standard : alors que la vieille ville est classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, les autorités israéliennes semblent tolérer, voire encourager, des projets qui menacent son caractère multiculturel. Ils appellent à une solidarité chrétienne, estimant que la menace au quartier arménien est aussi un danger pour la présence chrétienne dans son ensemble. Hagop Djernazian, militant de « Save the ArQ », résume : « Nous ne nous battons pas pour un parking, mais pour notre existence. Ce terrain nous appartient depuis 700 ans. »

Conclusion : Un Héritage en Péril

Le quartier arménien de Jérusalem, avec sa cathédrale Saint-Jacques, ses manuscrits et ses céramiques, incarne 1 700 ans d’histoire chrétienne et arménienne. Depuis les pèlerinages du IVe siècle jusqu’aux défis du XXIe siècle, les Arméniens ont su préserver leur identité face à des empires et des conflits. Aujourd’hui, ils luttent contre ce qu’ils perçoivent comme une menace existentielle : des projets immobiliers soutenus par des colons, des pressions turques, et des politiques de taxation qui risquent de les chasser de leur foyer ancestral.

Pour la communauté arménienne, cette bataille est autant spirituelle que territoriale. Ils appellent la communauté internationale à reconnaître leur droit à rester, non comme une minorité marginale, mais comme un pilier de la mosaïque de Jérusalem. Comme le dit un proverbe arménien : « La pierre ne bouge que si la terre tremble. » Pour l’instant, les Arméniens tiennent bon, déterminés à protéger leur « petite Arménie » au cœur de la Ville sainte.

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Diran Noubar, Italo-Arménien né en France, a vécu dans 11 pays avant de s’installer en Arménie. Documentariste et reporter de guerre de renommée mondiale, salué par la critique, il a produit et réalisé plus de 20 longs métrages documentaires à New York au début des années 2000. Auteur-compositeur-interprète et guitariste, il a également formé son propre groupe et dirige wearemenia.org, une association à but non lucratif.


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