(Français) Le sort de Snowden, Manning, Harrison et Assange devrait susciter la même indignation mondiale que celle de Mandela

ORIGINAL LANGUAGES, 24 Feb 2020

Geoffroy de Lagasnerie | Investig’Action – TRANSCEND Media Service

13 Fév 2020 – L’association Carta Academica a remis le 29 janvier à Bruxelles ses premiers Academic Honoris Causa à Julian Assange, Chelsea Manning, Edward Snowden et Sarah Harrison. Durant la cérémonie, le philosophe Geoffroy de Lagasnerie a expliqué qu’ils incarnent tous les quatre ce que Derrida appelle le « destin de l’humanité ». « Est-ce que le destin de ces individus ne monterait pas que nous arrivons aujourd’hui à la fin d’une certaine histoire de la démocratie? », interroge le philosophe. (IGA)

Dans un texte publié en 1986, Jacques Derrida avance qu’il y a des moments de l’humanité où
des individus ou des situations particulières en viennent à incarner quelque chose de beaucoup
plus grand qu’eux. Ils incarnent ce qu’il appelle le « destin de l’humanité », le tout du monde, une situation dans laquelle chacun sent qu’il en va de la gouvernementalité générale, de l’économie des forces à l’œuvre dans le monde et à laquelle chacun d’entre nous est, malgré soi, exposé.
Derrida affirme que, alors qu’il écrit ce texte en 1986, celui dont la vie synthétise ce tout du
monde, c’est Nelson Mandela. Il mentionne aussi ce qui se passe en Palestine-Israël. Je pense
que ce qui se passe aujourd’hui autour des figures que nous honorons, Edward Snowden,
Chelsea Manning, Sarah Harrison et Julian Assange représente ce type de situation où le destin
de l’humanité est en jeu. Le sort de ses quatre individus est aussi important et devrait susciter la
même indignation mondiale que celle de Neslon Mandela. Il en va aussi dans ce combat de la
protection de la vie et de la mise à mort, de la guerre et de l’Etat, de la vie privée et de
l’exposition au pouvoir, de ce qu’on appelle parfois la démocratie….

Le texte de Jacques Derrida s’appelle « Les Lois de la réflexions ». Car ces moments où une
situation spécifique en vient à synthétiser des forces globales sont souvent des situations où
une tradition se retourne contre elle-même, où tout le monde utilise les mêmes mots et les
mêmes valeurs, se revendiquent de traditions identiques, en sorte que le conflit produit une
autodestruction de la culture instituée, qui oblige à en réinventer les fondements et les
pratiques. Mandela était avocat, et il a utilisé la tradition du libéralisme occidental pour
combattre ses oppresseurs qui eux aussi se revendiquaient de l’occident.

N’est-ce pas exactement une situation identique qui se déroule sous nos yeux, où les 4 figures
auxquelles nous rendons hommage se revendiquent des mêmes valeurs que les gouvernements
qui les menacent, celles du droit, de la démocratie, du respect de la Loi….

Comme vous le savez, Il y a une différence notable entre Edward Snowden et par exemple
Julian Assange. Assange est d’une sensibilité libertaire, anarchiste, il a toujours epxirmé une
forme d’opposition par rapport à la raison d’État alors que, comme il le raconte dans ses
mémoires et comme il suffit de l’écouter pour le savoir, Snowden est plutôt un conservateur.
C’est quelque chose de très classique chez les lanceurs d’alerte. Car ce sont par définition des
individus plutôt conformistes à la base. Ils étaient intégrés au système, ils croyaient au système.
Dans ses conférences, Snowden ne cesse d’employer des mots ou des concepts extrêmement
classiques, peut-être même conservateurs, mais paradoxalement c’est ce conservatisme
axiologique qui le pousse à se trouver dans une position de frontalité par rapport à ce que l’on
appelle l’ordre démocratique libéral et par rapport aux gouvernement qui sont censés en
représenter les valeurs.

Et voilà alors la question qui se pose à nous. Est-ce que le destin de ces individus ne
monteraient pas que nous arrivons aujourd’hui à la fin d’une certaine histoire de la démocratie,
c’est-à-dire à un moment où toutes les valeurs sont en crise? Nous ne pouvons que très
difficilement défendre ces figures en invoquant les valeurs d’État de droit puisque ce sont
précisément des états qui se réclament de ses valeurs qui les persécutent. L’emprisonnement
de Assange est légal et conforme à l’état de droit, la torture de Chelsea Manning et son nouvel
emprisonnement sont légaux, la menace de la prison pour Snowden et la privation par les
tribunaux amércians de sa capacité de percevoir les droits d’auteur de son livre sont fondés
légalement. Et ces décisions sont rendues non pas pas des gouvernements mais par des
magistrats que nous disons indépendants et dont nous nous battons souvent pour protéger
l’indépendance. Nous pouvons avoir des interprétations différentes mais cela est le cas dans à
peu près tous les débats judiciaires qui se passent tous les jours devant les tribunaux.

Nous ne nous situons pas ici dans un état d’exception mais dans une manifestation de l’état du
droit dans des démocraties. On voit par exemple comment l’État de droit n’a pas du tout aboli la
problématique de l’arbitraire souverain comme on le dit parfois quand on constate que avec les
mêmes lois, les États-Unis avaient pu décider sous Obama de ne pas poursuivre Assange alors
que maintenant ils le menacent de plusieurs centaines d’années de prison.

Autrement dit Nous arrivons aujourd’hui à un moment politique assez terrifiant parce que, je
crois, ne savons pas vraiment encore sur quelles valeurs fonder nos pratiques de résistance.
Par exemple, nous devons nous méfier de notre utilisation de la catégorie de légalité et de
crime. Mettre en question les illégalismes d’Etat est efficace mais nous ne devons pas oublier
qu’il y a sans doute aussi des illegalismes commis de notre côté, que la frontière n’est pas clair
et que par conséquent nous devons fonder nos actions et nos critères d’évaluations sur d’autres
modalités que le légalisme.

L’une des questions que posent les lanceurs d’alerte est la problématique du hors état; est-il
possible de créer un régime du discours qui ne soit pas préalablemnt pré-constitué par l’Etat,
qui à la fois puisse échapper à l’Etat et s’opposer à l’état. De la même manière que Gayatri
Spivak se posait la question de savoir si les subalternes peuvent parler, on peut se demdaner si
les anarchistes, si celles et ceux qui veulent combattre l’Etat peuvent parler. En fait avoir la
possibilité de dire la vérité à l’État exigerait qu’existe quelque chose comme un dehors de l’Etat,
qui nous protège de l’État. Si Snowden est obligé de résider en Russie c’est parce qu’aucune
instance internationale ne peut le protéger des forces etatiques. Snowden, Assange, Manning et
Harrison me semblent devoir être les points de départ d’une régénération de quelque chose
commme une communauté internationale, de quelque chose qui protége les prises de parole qui
se situent au-delà des états. Qu’est-ce que serait une citoyenneté de l’ONU dont pourraient
bénéficier des individus qui sont en frontalité avec la raison d’État.

« Je préfère ne pas avoir de pays que ne pas avoir de voix » a dit une fois Snowden
Quand on pense à la scène où Sarah Harrison est allée chercher Snowden à Hong Kong avec
l’aide de WikiLeaks, on a vu se mettre en place une sorte d’alliance cosmopolite contre la raison
d’Etat, et peut-être cette scène est-elle la forme contemporaine de l’idéal marxiste de
l’internationale.

Que soit remis à Snowden et à ces 3 autres figures une distinction à connotation universitaire a
selon moi d’autant plus de sens que, en fait, leur projet s’inscrit au sens large dans le projet qui
définit l’univers académique.

Trop souvent on compare ou on assimile les lanceurs d’alertes à des journalistes mais je crois
que cette comparaison est fausse et j’y reviendrai. En fait il me semble que nous pouvons
remarquer que tous les jours sont distribués à l’université des doctorats d’histoire à des gens
qui ouvrent les archives de l’état et qui nous apprennent la vérité sur les pratiques
gouvernementales ou étatiques. Il y a quelque chose de bizarrre avec l’état et l’archive car tout
se passe comme s’il fallait attendre 100 ans, comme sil fallait attendre d’être mort et que des
historiens ouvrent les archives pour que nous puissions enfin savoir la vérité du monde dans
lequel nous vivons et des logiques qui nous gouvernent. Selon moi en ouvrant la boîte noire de
l’état, les figures comme Snowden posent la question de savoir pourquoi nous devrions attendre
d’être mort pour savoir la vérité de nos états. Ils travaillent en ce sens un peu comme des
historiens du présents qui ouvrent dès aujourd’hui les archives de l’état et permettent d’accéder
à une connaissance réalistes des pratiques gouvernementales. C’est donc bien un projet en
rapport avec les concepts de connaissance, d’archives, de vérité qui est en jeu et qui fait d’eux
des figures éminemment académiques.

Je voudrais conclure par un dernier mot. Je sais bien que beaucoup des enjeux qui tournent
autour ce qui se passe aujourd’hui autour de WikiLeaks ou de Glenn Greenwald maintenant
pose aussi le problème de la presse, du secret des sources et de la capacité des journaux à
publier des informations secrètes. Mais dans le même temps je pense qu’il est important de se
méfier de la tendance à assimiler la figure du lanceur d’alerte à la figure du journaliste. Wikileaks par exemple s’est historiquement constitué dans le cadre d’une critique radicale des pratiques ordinaires et institutionnelles du journalisme, des censures qu’il opère dans l’accès aux
documents et à l’espace public. On se souvient des critiques très dures d’Assange contre le
traitement médiatique des Panama papers. D’autre part, ce que l’on appelle les lanceurs d’alerte
ne sont pas des journalistes, même si ce sont peut-être parfois des sources.

Je parle de cette question car je voudrais conclure en parlant parler d’imaginaire. Il
existe aujourd’hui dans la gauche une sorte de retour un peu étrange à la croyance dans le
journalisme comme pratique positive, comme horizon fantasmatique, comme image de soi
valorisante comme si étre journaliste était une activité dotée de valeur, alors que cette pratique a
toujours été considérée par la théorie critique comme l’une des formes d’exercice de la censure
et de propagation de l’idéologie dominante. Le devenir journaliste c’est pour un sujet un devenir
témoin et passif – et c’est une étrange manière de se définir quand on s’inscrit dans le camp
progressiste.

Pour moi la figure du lanceur d’alerte renverrait plutôt au contraire à une figure active – et
aussi à une figure trouble qui renvoie à la figure de celui qui, dans une institution, agit contre
l’institution : c’est la figure de l’action directe, de l’infiltré, du saboteur. Si le pouvoir s’acharne
sur les lanceurs d’alerte alors qu’il ne s’acharnait pas aussi violemment contre les journalistes –
que l’on pense à Daniel Ellsberg – c’est bien parce que c’est une figure plus dangereuse un plus
sulfureuse et inquiétante.

Les lanceurs d’alerte sont peut être encore des figures inconnues et il faut veiller à ne pas les
domestiquer en les assimilant aux formes connues de la politique et de la vie à travers des
valeurs trop consensuelles pour au contraire en démultiplier l’étrangeté et la capacité de
contestation. C’est pour moi à honorer cette émergence de l’inconnu dans le présent et cette
réouverture de l’histoire politique que contribue aujourd’hui la distinction accordée à Edward
Snowden et avec lui Sarah Harrison, Julian Assange et Chelsea Manning.

Ce matin, à l’hôtel puis sur le chemin vers ce palais, nous avons parlé avec le père de Julian
Assange, John Shipton, de philosophie française et il m’a dit beaucoup aimé Michel Foucault et
notamment son livre sur la folie. Je voudrais alors conclure en citant un vers du poète Rene
Char que Foucault aimait à citer et qui me semble être une parfaite illustration de l’éthique que
les lanceurs d’alerte adressent à nous aujourd’hui.

 « Compagnons pathétiques qui murmurez à peine,
Allez la lampe éteinte et rendez les bijoux.
Un mystère nouveau chante dans vos os.
Développez votre étrangeté légitime. »

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