(Français) Brésil : La « malédiction de l’or » en territoire Yanomani–une tragédie préméditée

ORIGINAL LANGUAGES, 17 Apr 2023

Laurent Delcourt  | CETRI – TRANSCEND Media Service

3 avril 2023 – Riches en ressources minérales, les terres indigènes au Brésil attisent toutes les convoitises. En dépit des protections légales dont elles font l’objet, elles continuent d’être soumises à d’intenses pressions, à l’exemple du Territoire Yanomani dans l’Etat amazonien du Roraima. Ces dernières années, les mineurs illégaux, en quête d’or, y ont multiplié les incursions, les abus contre les communautés et les atteintes à l’environnement, dans une dynamique qui n’est pas sans rappeler les pires heures de la conquête coloniale. Et ils y ont été encouragés par le gouvernement de Jair Bolsonaro, ainsi que par les élites économiques et politiques locales, au prétexte de relancer le « développement » dans cette région reculée. Si le retour au pouvoir de Lula marque un répit pour ces communautés, les évolutions politiques internes et la conjoncture économique internationale – et en particulier la demande croissante en métaux dits « critiques », nécessaires à notre transition énergétique – risquent de relancer de plus belle la course prédatrice à la ressource dans les territoires indigènes. Au moment où l’accord entre l’Union européenne et le Mercosur est sur le point de se concrétiser, plus que jamais le devoir de vigilance s’impose.

Monument en hommage aux garimpeiros (orpailleurs-mineurs clandestins)

À paraître en juin : le prochain numéro d’Alternatives Sud : Transition « verte » et métaux « critiques ».

« Que l’ensemble d’entre vous tourne les yeux vers nous ! Nous souffrons comme souffre la forêt ! Toute la forêt ! La forêt se meurt […]. Voilà longtemps qu’ils la tuent. Ils détruisent tous les arbres qui portent les fruits que nous mangeons ! Ils abattent les plus grands d’entre eux. Et qui fait cela ? Ce sont les garimpeiros […]. Notre terre est complètement morte […] nous somme anéantis de la même façon que la forêt est dévastée. […] par les garimpeiros […]. Tous ici, sur notre propre terre, nous vivons cette situation. [Alors] nous aimerions vous ouvrir les yeux » [1].

Cette supplique est celle d’un leader yanomani, un peuple indigène de quelque 35 000 âmes réparties en petites communautés de 50 à 400 personnes aux confins de l’Amazonie, dont une majorité dans l’État brésilien du Roraima. Dans ce territoire lointain, pris en tenaille entre le Venezuela et le Guyana, se joue actuellement l’une des plus graves crises humanitaires qu’aient connues les peuples indigènes brésiliens depuis la démocratisation du pays, au point que l’un des premiers actes du gouvernement Lula, arrivé au pouvoir en janvier dernier, a été d’y décréter l’état d’urgence (Folha de São Paulo, 23 janvier 2023).

Crise sanitaire d’abord, elle touche presque l’ensemble des villages (aldeias) yanomani. Du fait de leur isolement, de l’absence d’infrastructures sanitaires, du manque d’accès aux soins et aux médicaments, les maladies importées, malaria, covid-19 ou simples grippes font des ravages dans ces communautés, d’autant plus exposées qu’elles ne possèdent qu’une très faible immunité. Crise alimentaire et nutritionnelle ensuite, liée à la raréfaction des ressources et à l’accès de plus en plus limité à celles-ci, qui, combiné à la première, y a fait exploser la mortalité. Et menace à terme la survie de ce peuple.

Mise récemment sous le feu des projecteurs médiatiques, cette tragédie n’est cependant pas le fruit d’un malheureux concours de circonstances. Renvoyant aux heures les plus sombres de la conquête coloniale, elle était prévisible, prévue et même annoncée (Democracia Abierta, 2023). Elle est l’expression ultime d’un conflit socio-territorial larvé déclenché voilà plusieurs décennies. Qualifiée de « génocide » par le président Lula, lui-même (The Guardian, 22 janvier 2023), cette brusque détérioration des conditions de vie dans les communautés yanomani constitue le point d’orgue de pressions toujours plus fortes exercées sur leur territoire par les activités minières illégales.

En quête d’or et de pierres précieuses, que l’on trouve en abondance dans le territoire yanomani, les garimpeiros (orpailleurs-mineurs clandestins) y ont en effet multiplié les incursions ces dernières années, les atteintes à l’environnement, les abus contre les communautés et les attaques contre les aldeias indigènes, avec l’appui (et souvent pour le compte) de riches entrepreneurs et de représentants politiques locaux, de militaires, de forestiers et des propriétaires terriens alentours, voire de groupes criminels (CIMI, 2022). Fers de lance de l’avancée du front pionnier dans la région, ils ont bénéficié aussi de la complaisance, sinon de la complicité, du gouvernement d’extrême droite de Jair Bolsonaro, lequel n’a jamais caché sa proximité avec les tenants et bénéficiaires de cette économie prédatrice, dont les bases ont été jetées en Amazonie par le régime militaire (Filho, 2023).

Le Roraima : une nouvelle terre promise

Dans le Roraima, rares sont ceux qui n’ont pas de liens avec les mines. L’orpaillage (illégale le plus souvent) a constitué ou constitue toujours, pour de nombreuses familles, pauvres pour la plupart, l’une des principales – sinon la première et seule – sources de revenus. Cette activité minière a aussi servi de tremplin à l’ascension économique des nouveaux riches qui sillonnent aujourd’hui les rues de Boa Vista, sa capitale, à bord de rutilants pick-up. Dans ce jeune État amazonien [2] qui s’est prononcé à une écrasante majorité en faveur de Bolsonaro aux élections présidentielles de 2018 et 2022, et qui élit obstinément aux principales fonctions politiques locales des représentants issus ou proches du secteur minier, il n’est pas de bon ton de critiquer ouvertement les agissements des mineurs illégaux. [3] La figure du garimpeiro y est au contraire célébrée à l’image de la statue de sept mètres de haut qui trône, en son honneur, dans le centre de Boa Vista. Et qui fait écho à celle du bandeirante pauliste (chasseurs d’esclaves et de pierres précieuses), longtemps (et parfois encore) érigé en symbole de l’expansion et du développement économique de São Paulo, la dynamique métropole économique du sud-est du pays.
Grosse bourgade peuplée d’à peine 5000 personnes dans les années 1950 (militaires, missionnaires, commerçants, essentiellement), la seule capitale brésilienne située au nord de l’Équateur, connaît un véritable boom démographique à compter du milieu des années 1970, passant d’environ 36 000 à près 300 000 habitants aujourd’hui (600 000 pour l’ensemble de l’État). En cause surtout, la découverte d’or dans l’un des affluents du fleuve Rio Branco, qui a créé dans la région un formidable appel d’air. Mineurs désargentés, paysans déracinés, colons venus d’autres régions du pays, travailleurs agricoles et forestiers, aventuriers en quête de richesse, nombreux sont ceux qui convergèrent vers ce nouvel eldorado, cette nouvelle terre promise (Borbosa da Silva, 2007 ; Lapper, 2021).

Ces dynamiques migratoires sont alors vivement encouragées par le régime des généraux (1964-1985). Sécuriser la frontière Nord du pays, encore mal définie et toujours sujette à contestation, et décourager toute intrusion externe dans la région ou toute revendication internationale la concernant, en accélérant son peuplement, en favorisant son exploitation et en l’intégrant économiquement au Brésil « utile », tels étaient les grands objectifs économiques et politico-stratégiques du « Programme d’intégration nationale » conçu par les militaires pour l’Amazonie. La construction de l’axe nord-sud de la transamazonienne, la célèbre route BR 174, qui traverse le Roraima de part en part n’avait pas d’autre but. Elle devait à la fois faciliter les flux d’hommes et de matières premières (Rouquié, 2006 ; Barbosa da Silva, 2007).

À l’époque, la conquête de cet immense espace supposé « vide d’hommes » était pour le régime d’autant plus vitale que le Brésil voyait se multiplier les conflits fonciers et avec eux un vent de révolte plus large. Accélérer la colonisation de ces régions, en distribuant des terres le long des nouveaux axes routiers transamazoniens, était ainsi pour les militaires un moyen de neutraliser ce potentiel de révolte, en évitant de toucher à la grande propriété foncière. Pour ce faire, l’État militaire jugeait donc nécessaire, comme l’annonçait le célèbre slogan du gouvernement du général-président, Emílio Garrastazu Médici (1969-1974), de distribuer des « terres sans homme » à « des hommes sans terre » (Blanc, 2018).

Si le projet des militaires accélère la colonisation de la région, c’est toutefois la découverte en 1985 d’un immense gisement d’or qui donnera une impulsion décisive à ce mouvement migratoire vers le Roraima. En l’espace de quatre ans, entre 1987 et 1990, de 30 000 à 40 000 garimpeiros arrivent dans l’État, portés par la fièvre du métal jaune, auxquels s’ajoutent des dizaines de milliers de migrants à la recherche de terres fertiles et bon marché (Lapper, 2021 ; Barbosa da Silva, 2007). Conséquence de cet afflux massif, les pressions sur les communautés indigènes se sont intensifiées, tout comme les atteintes à leurs droits : invasion de leur territoire, destruction des cultures vivrières, déforestation massive, blocage des sentiers, pollution des eaux au mercure, diffusion de maladies, menaces et attaques contre les villages, pillages, abus sexuels, viols et assassinats, etc. Le tout sous le regard complice de policiers et de juges (Ibid.).

Reconnaissance des droits socio-territoriaux des communautés indigènes

Au seuil des années 1990, la situation dans l’Etat était telle que le premier gouvernement brésilien démocratiquement élu, dirigé alors par Fernando Collor (1990-1992), lança, sous la pression d’une vigoureuse campagne internationale pour la défense des droits des peuples premiers, un vaste processus de délimitation des territoires indigènes et des zones naturelles, en conformité avec la Constitution de 1988. Cet effort sera ensuite poursuivi par les gouvernements Fernando Henrique Cardoso (1994-2002) puis surtout par le premier gouvernement Lula, sous lequel sera, entre autres, formellement reconnue la plus vaste zone protégée du pays : le territoire indigène-réserve Raposa do Sol (« Renard du Soleil ») au nord de l’État – près de 1,8 million d’hectares de forêts tropicales humides, de collines et de savanes arborées, territoire des Indiens macuxis, uapixanas, ingaricós, taurepangues et patamonas, représentant au total près de 20 000 personnes (Lapper, 2021).

Mais au Roraima, où beaucoup vivent de l’économie d’extraction, cette sanctuarisation des réserves et territoires indigènes n’a jamais été acceptée. Elle a suscité l’incompréhension de la population et nourri chez elle un profond ressentiment l’égard de l’État fédéral, des environnementalistes et des indigénistes, accusés de priver la région des clés de son développement (terres fertiles et bon marché, importantes ressources minières et forestières, réserves en eau, potentiel hydroélectrique, etc.) au profit d’une petite minorité (Ibid.). Elle a renforcé l’hostilité et la xénophobie vis-à-vis des peuples indigènes, largement perçus comme une population privilégiée quoiqu’ « improductive », sinon « inutile ». Et elle a provoqué l’ire des militaires, terrifiés à l’idée de voir ces terres soustraites à leur autorité, soumises potentiellement aux incursions externes et susceptibles in fine d’être mises sous tutelle internationale, leur pire cauchemar (Barbosa da Silva 2007 ; Lapper 2021).

À la pointe de cette opposition conservatrice aux processus de délimitation des territoires indigènes, les autorités de l’État du Roraima ont tenté à plusieurs reprises, avec l’appui de divers alliés, de bloquer le processus de délimitation des terres indigènes, en menant des actions en justice et en interpellant la Cour suprême. Mais les droits des communautés indigènes seront toujours confirmés, en accord avec la Constitution de 1988 (Lapper, 2021). La destitution de Dilma Rousseff en 2016, et son remplacement par l’ultraconservateur Michel Temer, puis, surtout, l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro, en janvier 2019, vont toutefois changer la donne. Candidat des militaires et des grands lobbies agro-industriels, le président d’extrême droite s’emploiera, dès son arrivée au pouvoir, à faire sauter, par des moyens détournés, les protections constitutionnelles dont jouissent les peuples et territoires indigènes (Delcourt, 2021). Avec lui s’ouvrira alors une nouvelle page sombre de l’histoire brésilienne pour les peuples indigènes.

Le gouvernement Bolsonaro : la reprise d’une politique prédatrice

Jair Bolsonaro n’a jamais fait mystère de son mépris vis-à-vis des peuples indigènes et de sa volonté de démanteler les politiques publiques mises en place par ses prédécesseurs pour garantir leurs droits socio-territoriaux. Ses nombreuses sorties polémiques en témoignent. Lors de sa campagne électorale, il annonça ainsi à plusieurs reprises que s’il était élu «  plus aucun centimètre de terres indigènes ne serait démarqué ». S’exprimant au Collège militaire de Rio, quelques semaines avant son entrée en fonction, il déclara encore à propos de la réserve de Raposa do Sol : « C’est une des zones les plus riches du monde. Vous devez l’exploiter de manière rationnelle. Et pour ce qui est de l’Indien, lui donner une royalty (sic) et l’intégrer dans la société » (Brasil de Fato, 18 décembre 2018). Les grandes lignes de son programme pour l’Amazonie étaient déjà tracées.

Joignant le geste à la parole, celui qui se vantera d’avoir été lui-même garimpeiro, durant sa période militaire, lorsqu’il était en garnison dans l’État de Bahia, mit en effet un terme au processus de démarcation des territoires indigènes, en gelant les procédures en cours. Son gouvernement entreprit également un travail de sape méthodique des institutions publiques en charge de la protection de l’environnement et des zones indigènes, en rabotant leur budget, en « dégraissant » leur personnel ou en nommant à leur tête des alliés. Il priva en outre les organes de répression fédéraux de leur moyen d’action, plongeant ainsi la région dans un nouveau climat d’impunité (Fearnside et Ferrante, 2019 ; Delcourt, 2021). Sous sa présidence, les autorisations d’exploitation en Amazonie accordées au secteur minier ont également explosé, y compris dans les zones considérées comme les mieux préservées. [4]

Nommé à la tête du Cabinet de la sécurité institutionnelle de la présidence, l’ex-Commandant de l’Armée en Amazonie et l’un des principaux détracteurs de la politique indigène, le général Augusto Heleno, autorisa ainsi l’activité minière aurifère le long d’un tronçon du Rio Negro, dans la municipalité de São Gabriel da Cachoeira, dans l’État d’Amazonas, connu comme étant la zone d’habitat de onze communautés indigènes isolées. Auparavant, il avait aussi donné son aval aux activités de prospection de niobium (élément faisant partie de la famille des terres rares) et de tantales dans la réserve naturelle du parc naturel du Pico de Neblina, à l’extrême ouest du même État. Et accordé à un entrepreneur de la région l’autorisation de prospecter le diamant dans une zone d’environ 10 000 hectares le long de la frontière de l’Etat du Roraima (Folha de São Paulo, 23 décembre 2021).

Mûrement pensé, ce détricotage des mécanismes de protection, doublé d’une politique d’exploration tous azimuts de zones préservées, renvoyant au programme de « développement » de l’Amazonie – de sinistres mémoires – mis en œuvre par le régime militaire à compter des années 1970, ont, sans surprise, été plébiscité dans le Roraima. Vécues comme « libératoire », les actions du gouvernement Bolsonaro ont donné une nouvelle carte blanche aux activités minières illégales et encouragé les invasions de terres indigènes. Avec son cortège de conséquences tragiques pour les communautés qui y vivent.

Dans son dernier rapport (2022), le Conseil indigéniste missionnaire (CIMI), constate ainsi une augmentation significative des cas d’« invasions accaparatrices, d’exploitation illégale et de dommage au patrimoine » durant six années consécutives avec un pic en 2021 : 305 cas de ce type ont effet alors été enregistrés, qui ont affecté près de 226 terres indigènes dans 22 États du pays. Le Territoire yanomani a particulièrement été touché par ces invasions. Un rapport d’une plateforme d’organisations indigènes régionales (Hutukara Associação Yanomani et Associação Wanasseduume Ye’Kwana, 2022) indique ainsi que les garimpos (lieux d’orpaillage) illégaux y ont augmenté de 3350 % entre 2016 (année de la destitution de Dilma Rousseff) et 2020. Et que les surfaces de forêts, de berges et d’île fluviales détruites par ces activités y a presque triplé, entre octobre 2018 et décembre 2021, passant de 1200 hectares à 3272 hectares. Jamais, depuis la démarcation du Territoire yanomani, un tel niveau de destruction n’avait été constaté.

Comme le note encore la plateforme, ces intrusions en territoire yanomani ont instauré un climat, pratiquement jamais vu depuis le début de la démocratisation du pays, de violation systémique des droits des communautés qui y vivent : « Outre la déforestation et la destruction des bassins hydriques, l’extraction illégale d’or (et de cassitérite) sur le territoire des Yanomami a entraîné une explosion des cas de paludisme et d’autres maladies infectieuses, avec des conséquences graves pour la santé publique, pour la santé et l’économie des familles, de même qu’une recrudescence effrayante de la violence à l’encontre des populations indigènes » (Ibid.). Selon la CIMI, près de 20 000 garimpeiros y font aujourd’hui régner la terreur, multipliant les attaques armées contre les communautés (2022). En les privant également d’accès à des biens et des médicaments essentiels (accaparés par les groupes de garimpeiros et même parfois détournés par des entreprises et politiques locaux) [5]. Entre autres conséquences, la mortalité enfantine y a explosé : depuis 2019, 570 cas de décès d’enfants yanomani ont été rapportés pour cause de malnutrition, de maladies infectieuses ou de pathologies liées à la pollution au mercure et d’absence de soins, soit un enfant toutes les 72 heures (The Guardian, 22 janvier 2023).

Retour de l’État de droit

Face à la tragédie qui se joue en territoire yanomani, le gouvernement Bolsonaro a sciemment fermé les yeux. Les appels à l’aide répétés des communautés et de leurs défenseurs sont longtemps restés lettre morte. Alors que Bolsonaro et ses ministres recevaient régulièrement les représentants des garimpeiros dans leurs bureaux feutrés à Brasilia, pour écouter leurs doléances, les caciques yanomani et les représentants des organisations de défense des peuples indigènes, eux, y ont toujours trouvé porte close. Devant l’inertie calculée du gouvernement, il a fallu attendre une décision de justice, en 2021, pour obliger l’État fédéral, par le biais de ses forces de sécurité, à intervenir pour empêcher les incursions de garimpeiros en territoires indigènes, prévenir leurs abus contre les communautés et expulser les mineurs récalcitrants. Mais ce n’est qu’avec la défaite de Bolsonaro aux élections présidentielles et le décret promulguant l’État d’urgence, signé par Lula à peine élu, que l’État fédéral a réellement repris les choses en main, rompant avec la politique du laissez-faire du gouvernement d’extrême droite, pour réaffirmer son autorité en tant que garant des droits de ces communautés.

Nouvelles menaces

Le défi est de taille. Et dans le Roraima, où le lobby des garimpeiros est puissant et bien organisé, bénéficiant – on l’a vu – aussi bien de l’appui des élites politiques et économiques locales que du soutien d’une bonne partie de la population, plus encore qu’ailleurs [6] . Les résistances y sont tenaces. À la fin de l’année 2022, plusieurs attaques contre des institutions publiques et représentants de l’État fédéral y ont ainsi été enregistrées en représailles à l’intervention de l’Etat [7]. Nombreux (et puissants) sont par ailleurs les milieux pro-Bolsonaro présents dans toutes les sphères du pouvoir qui caressent l’espoir de prendre leur revanche, et de remettre sur le métier leurs pratiques prédatrices [8].

Dans le Roraima, le sort des territoires indigènes demeure ainsi suspendu à la trajectoire politico-institutionnelle du pays. Mais également à la conjoncture et aux grandes tendances internationales. Riches en métaux dits « critiques » nécessaires à la transition énergétique que la communauté internationale appelle de ses vœux, ces terres risquent tôt ou tard d’être le théâtre d’une nouvelle ruée à mesure que le prix de ces matières premières stratégiques – et donc les opportunités de profits qui en découlent– poursuivent leur courbe ascendante [9]. Déjà, les réserves de niobium (l’une des terres rares, produite déjà à 90 % au Brésil) que recélerait le Roraima suscitent de nombreuses convoitises (Reuters, 25 octobre 2018). Pour les peuples indigènes de la région, la « malédiction des terres rares » pourrait donc bien se substituer à la « malédiction de l’or ». Dans un tel contexte, aucun droit ni aucune protection ne peuvent être considérés comme définitivement acquis. Au moment où l’accord entre l’Union européenne et le Mercosur est sur le point de se concrétiser, la situation des peuples et des territoires indigènes réclame plus que jamais une vigilance accrue.

Notes

[1Cité in Hutukara Associação Yanomani et Associação Wanasseduume Ye’Kwana (2022)

[2Le Roraima est seulement devenu un Etat à part entière en 1988.

[3Lapper rappelle ainsi que près de sept électeurs sur dix ont voté pour Bolsonaro aux élections présidentielles de 2018, ce qui faisait du Roraima le troisième État à avoir le plus plébiscité le candidat d’extrême droite, après l’État de Acre (également situé en Amazonie) et celui de Santa Catarina, dans le Sud du pays (2021). Une popularité qui ne s’est d’ailleurs pas démentie aux élections présidentielles suivantes d’octobre 2022. Bien au contraire ! Le candidat-président y a en effet raflé la mise, l’emportant sur Lula dans quatorze des quinze municipalités que compte l’État et obtenant près de 76 pour cent des suffrages exprimés (Globo, 31 octobre 2022).

[4Entre janvier 2019, date de son entrée en fonction, et décembre 2022, le gouvernement Bolsonaro a accordé près 81 licences pour l’exploration de minéraux en Amazonie, dont près de 45 sur une période de seulement deux mois en 2021, ce qui constitue le chiffre le plus élevé en neuf ans (Folha de São Paulo, 23 décembre 2021).

[5Voir Brasil de Fato, 3 février 2003

[6Les enquêtes menées sur place par la police fédérale ont révélé notamment que les mineurs clandestins actifs en territoires yanomani ont bénéficié de l’appui logistique et financier de dizaines de grands propriétaires terriens (fazeindeiros) possédant des terres à proximité du Territoire indigène yanomani, d’entreprises privées et de fonctionnaires publiques. L’un des principaux hommes d’affaires de la région, Rodrigo Martins de Mello, alias Rodrigo Cataratas, l’une des figures du mouvement do » et ex-candidat au poste de député fédéral de l’État pour le PL (le parti de Bolsonaro) aurait ainsi fourni l’essentiel de l’appui logistique aux groupes de mineurs clandestins (avions, matériel pour la construction de piste, etc.). Il fait actuellement l’objet de poursuite pour blanchiment d’argent, association criminelle et usurpation de matière première de l’Union (GraffitiNews, 11 février 2023).

[7En réponse à l’« opération Yanomani » organisée par la police fédérale, plusieurs tentatives d’attentat vont être organisées contre des institutions et représentants de l’État (attaque contre un point de contrôle de l’Ibama, organisme fédéral en charge de la protection de l’environnement, tentative de destruction d’un de ses hélicoptères, etc.). Voir Globo, 29 juin 2022.

[8Antônio Denarium, le gouverneur de l’État de Roraima, ancien banquier devenu producteur de soja, réélu à son poste aux dernières élections générales de 2022, incarne bien cette clique. Alors les médias commençaient à se pencher sur la situation du peuple yanomani, il nia, dans une interview, l’existence des cas de malnutrition dans les communautés indigènes, déclarant à propos des Yanomani : « ils n’ont qu’à s’acculturer. Ils ne peuvent plus rester au milieu de la forêt, où ils ressemblent à des bêtes ». Ce proche de Bolsonaro venait juste de sanctionner deux lois favorables aux garimpeiros. Voir CIMI, 31 janvier 2023.

[9Sur cette thématique, voir le numéro d’Alternatives Sud : Transition « verte » et métaux « critiques », CETRI, CNCD.11.11.11., Syllepse, à paraître en juin 2023.

Bibliographie

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Laurent Delcourt – Sociologue et historien, chargé d’étude au CETRI.

 

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